Le Mot d'Igor

L’univers de Shaan est né il y a vingt cinq ans, alors qu’adolescent, j’étais en proie à de nombreuses questions sur la religion, la politique, le racisme, le symbolisme, l’ésotérisme, le devenir de l’homme et ses origines…Bref, j’étais le profil type de l’ado mal dans sa peau qui faisait du jeu de rôle pour canaliser ses angoisses et ses montées d’hormones.

Des idées plein la tête, je notais alors quelques idées éparses et rassemblais une poignée de croquis de ce qui deviendrait plus tard l’univers que vous tenez entre vos mains.

En 1990, je partais pour l’Afrique pour effectuer mon service national, plus précisément au centre Culturel de Nouakchott en Mauritanie. Ce fut pour moi une véritable illumination car je pouvais, de par mon statut de coopérant culturel, découvrir toutes sortes de microcosmes. Grâce à cela j’explorai les diverses communautés chinoises, russes, portugaises, américaines, françaises et surtout africaines de cette ville cosmopolite. Les multiples rencontres que je fis m’apportèrent une source d’inspiration incroyable sur les rituels, les mythes, les croyances, la philosophie, les rapports humains et les effets nécrotiques de la colonisation .

L’écriture du jeu de rôle s’est principalement faite durant les deux mois de convalescence suite à un rapatriement sanitaire en France pour cause d’Hépathite A, autrement dit la jaunisse. Cela m’a permis de séjourner à l’hôpital Bejin, un hôpital militaire où l’on croisait au détour de chaque couloir des militaires en chaise roulante avec des broches en métal qui leur traversaient tout le corps. Intarissables sur l’origine de leurs blessures et sachant ponctuer leur récit de nombreux détails imagés, il m’ont sans le vouloir apporté de nombreuses idées sur ce qui serait plus tard l’un des piliers de ma civilisation humaine : les morphes.

De retour en Mauritanie et jusqu’à la fin de mon séjour, je n’ai cessé de développer l’univers de Shaan et de le tester auprès de mon entourage : des toubab (c’est comme cela que les blancs sont appelés en Afrique, enfin, c’était le cas il y a une quinzaine d’années, ce n’est peut être plus valable aujourd’hui) et surtout des mauritaniens.  Pour l’anecdote, l’un de mes amis, Tourat, avait choisi de jouer un Darken, guerrier et magicien. Il paraissait très sûr de lui quand au choix de son profil et de ses compétences. Il me donnait toutes sortes de détails très précis et pittoresques sur le background de son perso, alors qu’il n’avait jamais joué à un jeu de rôle de sa vie… Je lui demandai d’où lui venaient toutes ces idées et il me répondit qu’en fait il ne faisait que décrire son grand père, qui effectivement était un guerrier magicien célèbre et très puissant. Un abîme de perplexité s’ouvrit alors à mes pieds. Cet univers fantastique et de science fantasy, pour le petit occidental que j’étais, semblait pour mon ami totalement contemporain. Encore plus fort : baigné par une tradition orale depuis tout petit, Tourat était très réceptif à ce que nous lui racontions lors de nos parties et trouvait tout à fait naturel de nous expliquer ce que faisait son personnage. Pendant une demi heure, il nous a décrit les techniques de chasse de son Darken et comment il cuisinait le gombo : un légume courant en Afrique, mais qui dans ces circonstances ludiques prenait des allures d’aliment magique… Il nous avait transporté. Nous n’étions plus en Afrique mais sur Héos, avec un habitant qui partageait avec nous une recette traditionnelle. De ma petite vie de rôliste, je n’ai jamais vécu de parties aussi intenses. Souvent je rêve de retourner en Afrique juste pour faire du jeu de rôle…

Je ne m’étendrai pas sur les marches de quatre heures dans le désert, avec mes amis mauritaniens, pour se rendre à un point précis au milieu de nulle part, où à une certaine heure, on pouvait y suivre le passage d’une caravane de chameaux. Ce spectacle contemplatif, qui semblait durer une éternité, valait le déplacement car c’était tout simplement beau. Là, le shaan n’était pas loin…

De même, ma rencontre avec un certain Pierre A.Riffard a été déterminante. Sommité dans les domaines de l’ésotérisme et de la philosophie, il a su m’apporter un nouveau regard sur le monde d’Héos et confirmer nombre de mes intuitions.

La veille de mon retour en France, alors que j’étais dans mes préparatifs, on m’annonça la venu d’un éminent chercheur au Centre Culturel. Je me renseignai auprès de mon directeur, et là, Théodore Monod entra dans le bureau où nous nous trouvions. Sa sagesse et sa rage m’avaient bouleversé. J’avais devant moi ce que l’humanité pouvait proposer de mieux : un maître à penser, humaniste et engagé. L’entrevue n’a duré que quelques heures, mais m’a permis de mettre en perspective la densité de ce que j’avais vécu en Afrique et ce qui me restait à vivre par la suite.

Je n’ai cité que quelques exemples, mais toutes ces rencontres qui ont jalonné mon séjour pourraient à elles seules faire l’objet d’un livre. Je profite de ces quelques lignes pour leur rendre hommage, car sans eux, Shaan n’aurait jamais vu le jour.

De retour en France, mon jeu sous le bras et des rêves plein la tête, j’ai cherché un éditeur. Après avoir fait le tour des principaux acteurs du marché, c’est finalement Halloween Concept qui a accepté le projet. Un jeu de base est sorti, puis six suppléments, cinq romans, et même une bande dessinée chez un autre éditeur, Vents d’ouest. L’univers de jeu est plutôt bien accueilli par la critique, et son coté exotique-atypique séduisit de nombreux joueurs en quête de nouveauté.

Vingt ans plus tard, par un concours de circonstance assez extraordinaire et grâce à la ténacité d’une poignée de joueurs acharnée, une réédition de ce jeu est enfin possible.

Pour la petite histoire, au départ, cette petite communauté avait pris contact avec moi pour me dire qu’elle travaillait à la réédition du jeu et me demandait mon accord pour mener ce projet à son terme. Puis j’ai eu grâce à mon parcours professionnel l’occasion de travailler sur une adaptation du jeu au système Dungeons & Dragons®. La perspective d’avoir un gros livre tout en couleur avec une carte en poster et de pouvoir toucher un plus large public me mettait dans tous mes états. Mais il y avait beaucoup de choses à retravailler pour faire rentrer le jeu dans le moule D&D. C’est tout naturellement que je me suis tourné vers cette poignée de joueurs pour leur demander de travailler sur ce projet d’adaptation, mais après quelques jours de réflexion, leur décision fut sans appel. Pour eux, il était inconcevable de transformer Shaan à ce point, en m’expliquant qu’il fallait retravailler sur un système de jeu certes, mais pour obtenir quelque chose qui serait plus en phase avec l’univers et certainement pas pour en faire un ersatz d’Eberonn® (un univers de D&D). Il m’ont souhaité bon courage et ont donc décliné ma proposition.

Très surpris par leur réaction, mais comprenant leur point de vue, je m’attelais à la constitution d’une équipe de rédaction. Après quelques mois, le projet de réédition du jeu à la sauce D&D tomba à l’eau… Un peu dépité, je m’étais fait une raison. Julien, l’un de ces joueurs acharnés repris contact avec moi, quelques temps après, par curiosité, pour savoir où le projet D&D en était. Il fut embêté pour moi que cela ne puisse pas se faire et en même temps ravi car cela ouvrait de nouvelles perspectives. Nous décidâmes alors de collaborer ensemble sur une nouvelle édition mais libre de toutes contraintes éditoriales. J’ai pu ainsi rencontrer Vincent et Solaris, ses deux autres comparses les plus actifs. Le courant passa immédiatement entre nous, comme si nous nous connaissions depuis toujours… Nos réunions extrêmement denses et prolifiques permirent de remettre à plat un nouveau système de jeu bien plus original et intéressant que le précédant. L’idée était aussi d’avoir un background un peu moins plombant que dans la première édition, nous en sommes venu à choisir une période de jeu 20 ans plus tard, où l’apparition d’humains modérés pencherait fortement du coté du coté Héossien. La redistribution des cartes du pouvoir politique et économique fut très stimulante à mettre en place et si le Nouvel Ordre n’est plus aussi omnipotent qu’avant, il n’en reste pas moins dangereux….

Vous êtes sûrement en train de vous demander pourquoi je vous raconte ma vie, au demeurant passionnante ? (si, si je vous assure) Tout simplement pour vous dire que cet univers est le fruit d’un long processus créatif, qui prend sa source probablement alors que j’étais tout petit devant ma télé et qu’un dinosaure orange me faisait rêver. Avec un peu de recul, je crois bien que les Ygwans sortent tout droit de cette « île au enfants » récréative, tout comme les Delhions peuvent rappeler ces êtres ailés des Maîtres du temps, (un dessin animé de René Laloux et Moebius qui m’avait particulièrement marqué). Mes premiers designs de Woons lorgnaient du côté des wookies de Star Wars, et mes Mélodiens ressemblaient un peu à des elfes méditerranéens. En revanche, je ne sais toujours pas comment sont arrivés les Boréals (sûrement par bateau) ou les Nomoïs… Toutes ces inspirations éclectiques ont évolué avec le temps, pour former in fine une véritable cohérence. Ce qui fait qu’aujourd’hui, chacune de ces dix races a sa raison d’être, son identité culturelle qui s’inscrit dans une symbolique et fait corps avec le monde.

Je pense que c’est cette cohérence que cette poignée de joueur passionnés voulait préserver. Et si ce jeu est aujourd’hui encore plus proche de ce que je voulais faire il y a 20 ans et bien c’est en grande partie grâce à eux. Merci Julien, merci Vincent, merci Solaris et merci à tous les autres qui ont participé de près ou de loin à cette réédition. Comme quoi la naissance d’une amitié et d’une collaboration fructueuse peut parfois commencer par un « Non »…

Igor Polouchine, toujours apprenti shaaniste


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6 commentaires sur “Le Mot d’Igor”

  1. 6. AlexTrem a dit :

    Juste MERCI pour cette Magie, je veux tout acheter et je le ferai mois après mois

  2. 5. cerbere a dit :

    Ton univers est stupéfiant et le travail qui se cache derrière semble immense.

  3. 4. tibarbare a dit :

    Comment dire j’ai découvert Shaan à ces débuts sur Brest alors que j’étais étudiant, et l’univers m’a de suite plus. Pour ce qui a trait à l’Afrique, je comprends parfaitement pour avoir fait de nombreux vols sur cette destination , en restant plusieurs jours sur place quand j’étais steward. Je dois dire que cette version de Shaan tres aboutie correspond aux rolistes de nos jours mais aussi à ceux qui ont débuté, en même temps que moi, et on en a d’ailleurs parlé au FIJ cette année. Il aurait été fort dommage de l’inscrire dans l’univers de TSR, car il aurait perdu sa substance, et serait devenu un ouvrage nécrosien à part entière.

  4. 3. igor a dit :

    Hello Barlou, ton message m’a fait chaud au cœur, car figure toi qu’il y a vingt ans lorsque j’écrivais ce qui serait plus tard Shaan, je voulais créer un monde pluriel mais cohérent dans lequel on pourrait jouer à tous les autres jeux justement, un peu à l’image des poupées russes qui ont baigné mon enfance. Force est de constater au vu de ce que tu racontes, que ce que je prenais à l’époque pour une utopie s’est peu à peu mué en véracité. On fait les choses pour soi, pour rien, sans chercher à toucher qui que ce soit, simplement parce que l’on a des choses à raconter, à sortir. Et puis on reçoit des témoignages comme le tien, qui justifient tout ce que l’on a fait jusque là… Donc merci à toi Barlou 🙂

  5. 2. BARLOU a dit :

    « les terres de ciel du mont Zaos », « le PK5 », « les oshkins », « six doigts », « arpège », des termes qui évoquent avec nostalgie mon premier jdr du meilleur côté de l’écran. J’ai fais mes premières armes sur ce jeu qui, comme annoncé en postface à l’époque, »conduis le ciel jusqu’à vous ». Depuis, j’ai été « Solstice » onirim à Néphilim; « Eviallam » forgeron de Prophecy; « Eveil du désert de braise » théurge uktena de Loup-garou, « Miya » taoïste d’Anima, »Drake » chevalier hawkwood de Fading-Suns ; sans oublier des persos sur ADD, Kult, Warhammer. J’ai joué à de nombreux jeux et masterisé quelques uns comme Vampire, L5R, Exaltés, Trinités ou Delta Green. Une chose est sûre et immuable depuis mes débuts de rôlistes : il y a du Shaan dans chacun de ces jeux et Shaan compile, par la richesse ésotérique de son univers, l’ensemble de leurs différentes ambiances. Pour moi, si il ne doit rester qu’un livre dans mon, au combien garni, coffre de rôliste, ce serait SHAAN. Sachez Igor, que si le jdr est ma passion c’est grâce à ce Woon, ce Feling et ce Delhion qui, dès la couverture, m’ont plongé dans votre univers. Merci

  6. 1. chaterjay a dit :

    Bonjour,
    En fait la première version est une œuvre sommes toute personnelle, que vous avez imaginé de part votre expérience et vos rencontres. Je n’a i jamais jouée cette version, mais attend impatiemment la deuxième pour découvrir votre univers.
    Je souhaite bon courage, et bonne chance a vous , et vos collaborateurs pour cette nouvelle aventure.